OUVROIR DE LITTERATURE POTENTIELLE
Circulaire N°19
REUNION DU VENDREDI 16 MARS 1962
PRESENTS : Arnaud, Bens, Berge, Duchateau, Le Lionnais, Lescure, Queneau, Queval.
EXCUSES : Latis, Schmidt.
PRESIDENT : François LE LIONNAIS
Albert-Marie Schmidt nous a adressé une carte postale justifiant son absence par une grippe. L’assemblée tout entière forme des vœux pour le rétablissement d’une santé chère à chacun de nous.
Le Sme Watson-Taylor a adressé à R. Queneau la lettre suivante :
« Je suis commandé par votre collègue satrapique Marcel Duchamp, que je viens de voir à New York, de vous féliciter bien chaudement sur le dernier Dossier du Collège, contenant les premiers résultats des recherches de votre OuLiPo. Il était on ne peut plus enthousiaste, disant que lui aussi était en train de faire des recherches linguistiques analogues, mais qui n’était pas encore prêtes à être présentées au monde même pataphysique. Mais il faudrait l’encourager.
« On m’a dit que l’OuLiPo publie un bulletin régulier sur ses séances et ses réalisations théoriques. Ne pensez-vous pas qu’il serait une bonne idée d’envoyer une copie à Duchamp ? Je pense que cela l’intéresserait énormément. Au cas où vous n’avez pas son adresse, c’est : 28 West 10th Street – NEW YORK – N.Y.
S.W.T »
Le T.S. Marcel Duchamp est nommé « Correspondant Étranger » à l’unanimité. Les bulletins lui seront adressés à l’avenir. Le S.P. est chargé de rédiger une lettre à son adresse, lettre qui sera signée, au cours de la prochaine séance, par les membres présents.
R. Queneau et N. Arnaud font état simultanément d’une lettre de Latis qui demande à être nommé « membre surnuméraire ». (Cette lettre est versée aux archives.)
On fait remarquer qu’un tel changement de fonctions n’est pas statutaire ; a déjà été refusé à J. Queval.
On décide de surseoir à toute demande de cette sorte jusqu’à l’élaboration définitive des statuts.
Une lettre de Pierre David, contenant deux traitements « S+7 » (L’un sur un extrait de Moby Dick, l’autre sur La Marseillaise) est lue par J. Bens. Cette lettre est versée aux archives.
J. Lescure propose un nouveau jeu de société : étant donné un texte préalablement préparé par la méthode S+n, trouver la valeur de n (sans connaître le texte original, ou en le connaissant, c’est selon).
LE LIONNAIS : Au-delà d’un certain nombre, tout revient au même.
QUENEAU : Si un dictionnaire comprend 7.000 mots et qu’on applique S+7000, on retrouve le texte original. Toute littérature est donc inconsciemment potentielle.
BENS : Pourquoi inconsciemment ? On n’en sait rien.
BERGE : D’ailleurs, pourquoi pas S+14.000 ?
R. Queneau donne lecture d’un texte de Claude Roy, parut dans la NRF de mars, relatif à un ouvrage du sieur Gravollet destiné aux comédiens. Cet article est versé aux archives. L’ouvrage sera recherché pour constituer le tome premier de la Bibliothèque oulipienne. (Cet honneur est dû, on s’en doute assez, au célèbre exercice de prononciation : dis-moi, OuLiPo-de-beurre, quand te désOuLiPo-de-beurreriseras-tu, etc…)
On signale l’article de Sylvain Ziègel, paru dans « Arts », et qui mélange allégrement MM. Butor, Saporta et l’OuLiPo. Une lettre protestative est envisagée. Il semble pourtant que la lassitude l’emportera sur l’indignation.
QUENEAU: Dans une interview récente, accordée à l’Express, Michel Butor fait état d’une certaine « potentialité », à cause des répétitions de noms, et surtout de l’utilisation des noms de ville dont la fréquence était la plus haute dans un état et les états voisins.
BENS : J’aimerais faire quelques objections, qui ne s’adressent pas à la « potentialité » de Butor mais à l’utilisation abusive, en général, du terme « potentiel ». Je crois qu’il ne suffit pas qu’un texte ait été écrit suivant une certaine méthode pour qu’il accède à la potentialité. Il est vrai que nous n’avons jamais défini ce que nous entendons par là. Il serait peut-être bon de nous y mettre, afin d’éviter des écarts de langage extrêmement regrettables.
BERGE : Je ne suis pas d’accord. Prenez, par exemple, ce personnage de Tristan Derême qui donnait des notes aux poètes d’après la longueur des rues qui portaient leur nom. C’est potentiel !
BENS : Tout est potentiel, dans ce cas. Même cette bouteille !
QUENEAU : Vachement potentielle (il se sert).
LE LIONNAIS : Permettez, permettez : Il s’agit, tout de même, d’inventer des structures littéraires.
QUENEAU : C’est bien ce qu’a fait Butor : il a inventé une technique.
LESCURE : Pour qu’il y ait Littérature Potentielle, il faut qu’il y ait littérature… Nous parlons d’un ouvrage dont il s’agit de savoir si c’est de la littérature. Il n’y aurait plus de problème si ce n’en était pas.
(Silence.)
QUENEAU : C’est publié par Gallimard !
LESCURE : Quand c’est-y plus de la littérature ? À quel moment un sonnet n’est-il plus littéraire ?
LE LIONNAIS : Un sonnet est toujours littéraire. Même s’il est mauvais. Il y a intention littéraire. Butor propose une technique. Elle est bonne, ou mauvaise, c’est un autre problème.
LESCURE : Je ne comprends pas à quel moment ce n’est plus de la littérature.
QUENEAU : C’est le sophisme du tas de sable.
QUEVAL : Il y a littérature quand il y a création.
BERGE : Où commence la création ?
QUEVAL : Lescure fait des S+7. Il fait aussi de la « création ». Ce n’est pas la même chose. Alors ?
LE LIONNAIS : Le problème de la création doit être écarté de nos propos. Une technique est proposée ; c’est elle qui nous intéresse. Si elle reste sans œuvre, elle ne présente pas d’intérêt au point de vue littéraire.
QUENEAU : La règle des trois unités est aussi délirante que nos procédés ou ceux de Butor.
LESCURE : Elle l’est d’avantage !
BENS : Pour être plus délirant que S+7…
LE LIONNAIS : Queval voulait la parole. Je la lui donne.
QUEVAL : C’est pas parce que vous me donnez la parole que je vais la prendre.
TOUS : Intéressant.
QUEVAL : Je signalerai cependant au S.P. qu’il y avait des virgules dans mon Sonnet des Infinitifs.
Le S.P. : Je m’en moque.
TOUS : OH-LA-LA.
Le S.P. : Vous n’allez pas m’ennuyer pour des virgules !
QUENEAU : On est là pour ça !
Le S.P. : Puisque vous êtes tous contre moi, c’est bon, je m’esscuse.
QUENEAU : J’ai étudié les isomorphismes. Il m’a fallu huit jours pour commencer à comprendre ce que ça peut donner. Si on remplace substantifs, verbes, etc… par d’autres, cela revient à du S+7. Il faut donc transformer tout le reste. C’est très complexe. On peut faire le tableau d’un sonnet, avec douze colonnes et quatorze rangées, et repérer sujet, verbe, compléments, etc…Cela se complique terriblement avec l’analyse logique. J’ai essayé avec le sonnet Les prodiges de l’esprit humain, de Nicolas Pavillon, où chaque vers est une proposition infinitive. Avec d’autres sonnets, cela devient très difficile.
LESCURE : Il faudrait poser la question à Gérald Antoine.
LE LIONNAIS : Je crois qu’il faut commencer avec des poèmes peu difficiles, pour se rendre compte des difficultés. On peut s’approcher du poème en se contentant du substantif, du verbe et des adjectifs. Ou ajouter les verbes ? L’isomorphisme complet est très difficile.
BENS : Où le morphisme, si on change tout ? Je veux dire : qu’est-ce qui est iso ?
LE LIONNAIS : On conserve les parties du discours. Les propositions restent semblables.
QUEVAL : En réalité, c’est singulier, pour des potentialisateurs…
LE LIONNAIS : Potentiomaîtres !
QUEVAL : …C’est très joli de mettre des propositions à la place des propositions. Mais nous n’avons pas à inventer l’équivalence des sonnets. Nous devons inventer des contenants.
LE LIONNAIS : Ce n’est pas une forme fixe! C’est une technique…
ARNAUD : En 1942, j’avais fait un jeu de cet ordre…Un poème était passé de l’un à l’autre, et chacun le modifiait en utilisant uniquement des synonymes. Je tâcherai d’en retrouver des exemples et de les communiquer à une prochaine réunion.
Bens lit deux poèmes antérimés que l’on verse aux archives.
Le S.P. répond aux diverses accusations concernant le retard des comptes-rendus de séance (Il y répond mal.) Et promet de faire mieux à l’avenir.
La prochaine réunion est fixée au
JEUDI 12 AVRIL 1962
à midi 30, au Restaurant du Vieux Paris.
Le Secrétaire Provisoire.
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